Ils ont la lourde tâche d’assurer la protection physique et psychique des salariés. Mais qui s’assure de leur bien-être ? Souvent arrivés dans le métier par passion, les RH, qui souffrent d’injonctions paradoxales, peuvent à leur tour craquer. Récits de vie.
Le chiffre est abyssal et pourtant méconnu : en 2022, 64 % des professionnels des ressources humaines se trouvaient en situation de détresse psychologique, essorés par la gestion de la pandémie. Malheureusement, la crise n’est pas que conjoncturelle, elle est avant tout structurelle. Pris en étau entre la direction et les salariés, les enjeux care et le business, les RH sont victimes d’injonctions paradoxales. Et pour ne pas arranger les choses, ils souffrent souvent d’un manque de reconnaissance tant en interne qu’en externe.
En effet, 63 % des travailleurs trouvent que les ressources humaines manquent… d’humanité, selon un sondage Welcome to the Jungle. Un comble quand on sait que 74 % d’entre eux ont choisi cette profession pour sa dimension humaine et sociale. Incompris et isolés de par leur position délicate, les RH souffrent en silence… tout en aimant profondément leur job. Car 82,2 % des sondés du baromètre RH Line déclarent donner le meilleur d’eux-mêmes pour leur entreprise. Particulièrement engagés dans leur travail, ils sont les candidats parfaits au burn-out.
« Nous ne pouvons pas jouer notre rôle de contre-pouvoir. »
Pendant 8 années, Stéphane, dans la profession depuis plus d’une décennie, s’est donné corps et âme à son entreprise, un géant de l’industrie du jeu vidéo. « Je travaillais 60 heures par semaine. Je me souviens d’une situation lunaire où je me suis retrouvé à délivrer des attestations à 3 heures du matin avec ma DRH durant la pandémie. Le pire, c’est que je trouvais ça normal. En accompagnant les gens, on s’oublie soi », relève-t-il. Mais Stéphane est comme dopé à la réussite. À l’époque, il fait partie des sur-performeurs de l’entreprise, qui encourage ce dépassement perpétuel de soi. « C’est paradoxal car dans ma boîte, on voulait retenir les meilleurs éléments tout en les encourageant à aller au bout d’eux-mêmes jusqu’à les cramer. J’avais l’impression de ne jamais faire assez bien », ajoute-t-il.
Au bout d’un moment, les maux que son esprit ne veut pas entendre se traduisent par des affections du corps. Eczéma, envie irrépressible de se ronger les ongles ou d’allumer une cigarette alors qu’il n’est d’ordinaire qu’un fumeur occasionnel : Stéphane voit apparaître des signaux faibles, mais persiste. « Il faut dire que je n’étais pas encouragé à m’exprimer, car je voyais que la Direction n’avait que faire des remontées de cas de burn-out, comme si ce n’était pas de sa responsabilité. C’était plutôt du style à dire : il ou elle se met en arrêt pour faire chi**. Ce qui est difficile pour nous, c’est qu’ayant ce lien de subordination avec la Direction, nous ne pouvons pas jouer notre rôle de contre-pouvoir comme il le faudrait. Alors j’ai moi-même dissimulé mes souffrances, comme s’il fallait que je tienne encore plus que les autres », analyse-t-il.
Jusqu’à la goutte d’eau qui fait déborder le vase : un manager toxique qui le prive de la reconnaissance qui lui avait permis de tenir jusque-là. Alors, un soir, après avoir passé une journée avec l’envie de se taper la tête contre les murs, n’arrivant plus à effectuer la moindre tâche mentale, Stéphane comprend que quelque chose a lâché. « J’ai appelé mes trois collaboratrices pour leur dire que je ne reviendrai pas le lendemain, et que ce ne serait pas éphémère. Au final, ça a été mon dernier jour ». S’en est suivie une longue phase de convalescence de 6 mois pour récupérer sa santé physique et mentale.
« J’ai craqué le jour où j’ai dû licencier un collègue contre ma volonté. »
Le surinvestissement, c’est aussi ce qui a causé la perte de Marie (son prénom a été modifié), Responsable RH depuis 12 ans, en poste dans une PME et actuellement en arrêt-maladie suite à un burn-out. « Je me suis trop donnée, comme s’il s’agissait de ma propre entreprise, alors qu’en réalité, je n’étais pas écoutée. Il y avait notamment plein de choses qui étaient très borderline au niveau juridique, et que je ne cautionnais pas. Et puis, tout le travail que je faisais au niveau du recrutement était sabordé par la Direction et les managers », regrette-t-elle. Comme Stéphane, il y a d’abord eu les signaux corporels : des maux de ventre, la tête qui tourne, une fatigue intense et de l’irritabilité. Puis le déclencheur : le licenciement d’un collègue du comité de direction. « J’ai dû monter en secret un dossier contre lui pendant des mois, alors que je n’étais pas alignée avec la décision. Ça a été l’élément de trop. J’étais vraiment loin de ce pourquoi j’avais choisi ce métier. Je savais qu’il fallait que je me protège, mais je n’y arrivais pas », se souvient-elle. Alors, un matin, le château de cartes s’écroule. Impossible de remettre un pied dans l’entreprise.
Une déflagration violente également ressentie par Myriam, dans la profession depuis 20 ans. « Un jour, je me suis retrouvée par terre chez moi, comme si j’avais les jambes sciées. » Comme Marie, c’est la sensation de n’être jamais écoutée qui a fini de l’achever, en dépit d’un fort investissement. Elle nous raconte que son entreprise lui a demandé d’établir une liste de « mauvais éléments » à licencier pour leur proposer de partir. Une sorte de plan social mal déguisé. « Je sais que licencier fait partie de mon métier, mais il y a une manière de le faire », regrette-t-elle. Un désalignement qui l’a donc conduite tout droit vers le burn-out. Deux mois d’arrêt qui se sont soldés par un licenciement sous le motif d’une désorganisation de l’entreprise !
Prendre du recul pour sauver sa peau
Pour le psychiatre et addictologue Christophe Cutarella qui intervient en entreprise, les RH sont particulièrement sujets au burn-out : « D’ailleurs, ce sont souvent ceux qui aiment le plus leur métier, qui le font avec un maximum d’engagement, qui risquent le plus de craquer en raison d’une perte de sens par rapport à leurs attentes initiales », souligne-t-il. Outre le fort volume horaire, c’est souvent un désalignement entre leurs valeurs propres et celles de l’entreprise qui engendre le burn-out. Les RH souffrent aussi d’une forme de paradoxe. Le psychiatre les compare aux oncologues qui fument comme des pompiers tout en connaissant les ravages du tabac sur la santé. « C’est comme s’ils n’arrivaient pas à s’appliquer les préceptes qu’ils défendent pour les salariés », ajoute-t-il.
Comme dans tous les cas de burn-out, il souligne également la survenue d’un élément déclencheur provoquant un « effondrement émotionnel ». Vient alors la phase de reconstruction illustrée par nos trois interviewés : du repos pour récupérer sa santé physique, du sport, de la méditation, du coaching et des séances de psy. « C’est essentiel d’avoir plein de choses à côté de son travail afin de pouvoir prendre davantage de recul sur sa fonction, et aussi avoir le courage de dire non quand on n’est pas d’accord, quitte à quitter l’entreprise », souligne le psychiatre.
Une prise de recul qui a été salutaire pour Stéphane, qui a été à nouveau confronté à une forme de désalignement avec son nouvel employeur, et a décidé de partir pour s’offrir une pause et réfléchir à la suite. « Il est fondamental de ne plus jamais travestir mes valeurs, sinon je sais que je vais aller vers une forme d’autodestruction. Et puis, je me dis souvent que je ne sauve pas des vies », confie-t-il. Il tire aussi de précieux enseignements de son burn-out : en l’ayant lui-même vécu, il est devenu beaucoup plus alerte sur les signaux pouvant apparaître chez ses collaborateurs.
Quant à Myriam et Marie, toutes deux ont décidé de se tourner vers le travail indépendant afin de se protéger des débordements qu’elles ont pu vivre, et créer une relation d’égal à égal avec la Direction pour ne plus être de simples pions. « Je vois beaucoup de patients qui se lancent à leur compte ou montent leur entreprise après un burn-out. C’est certes beaucoup de travail, mais ils ne subissent plus ces injonctions paradoxales qui les faisaient tant souffrir », pointe le psychiatre. Enfin, nos interlocuteurs soulignent tous l’importance d’ouvrir un espace d’écoute pour les RH à l’extérieur de l’entreprise, qu’il s’agisse d’une solution d’accompagnement avec des psychologues, de cercles de parole entre RH, ou encore en confiant la gestion des RH internes à des cabinets externes.
Interview réalisée par Paulina Jonqueres d’Oriola.